◊ San-Francisco, États-Unis.- Spoiler:
Il y a maintenant un peu plus de vingt-trois ans, une petite fille, que l'on prénommera par la suite Leïa-Kim, voit le jour. Ses deux parents sont tellement heureux et leur autre fille aura une petite sœur avec qui elle pourra s'amuser. C'est une magnifique journée, pour eux, ce douze septembre dix-neuf-cent-quatre-vingt-sept. Les larmes aux yeux. Une seconde fillette, pour éclairer leurs jours. Une petite fille... Si le père avait dit, plus tôt, qu'il préférerait avoir un garçon, il changea bien vite de discours à la vue du bébé. Elle était tellement... mignonne !
Le choix du nom leur prend un temps fou. Ils veulent quelque chose d'unique, un prénom qu'elle sera seule à porter. Ou tout du moins que l'on n'entendra pas prononcer à chaque coin de rue. C'est important, ils pensent. Ils souhaitent qu'elle puisse se différencier rien qu'avec son nom.
Leakin... Leakim... Leïakin... Leïakim... Leïa-Kim.
Leïa-Kim ! Sous le charme. C'était un prénom adorable.
Les deux parents et les deux sœurs. Une famille « parfaite ».
Le père est plus proche de ses enfants que sa femme ne l'est. Il joue avec elles sans arrêt, leur parle, les regarde, les amuse, les aime ouvertement. L'épouse, quant à elle, elle s'éloigne peu à peu. Un peu plus chaque jour. Ils ont besoin de se retrouver, mais n'y parviennent pas.
Leïa-Kim a bientôt deux ans et elle ne parle toujours pas. Peut-être auraient-ils dû s'en soucier plus tôt, mais ils ne pouvaient pas savoir. Même leur première fille a commencé à parler sur le tard. Ils l'amènent voir un spécialiste. Quelques tests. Le verdict tombe. Leïa-Kim est sourde.
Le coup de grâce, pour le couple. La femme ne veut pas supporter ça, endurer tout ce que cela peut signifier. Une dispute a éclaté.
« Je ne veux pas avoir à subir les moqueries perpétuelles, son mal-être, tout ! Il faudra tout le temps faire attention à elle, l'accompagner partout, apprendre un autre langage, rien que pour elle ! Je n'en ai pas le temps, pas l'envie. Je suis encore jeune, je peux tout recommencer, ailleurs. Je ne veux pas sacrifier ma vie pour qu'elle vive la sienne sans trop d'encombres. Tu ne peux pas me demander ça. Je m'en vais. »
Il était choqué, tellement, qu'il n'avait rien trouvé à dire, qu'il n'avait pas pu l'interrompre.
Il ajouta juste, dans un murmure :
« Je pense, en effet, que c'est une bonne idée que tu partes... Penser comme ça... Tu es pathétique. »
Et elle était partie. Simplement. Juste avec ses bagages. Un au revoir rapide à sa sœur et rien du tout pour Leïa-Kim. Elle n'avait même pas cherché à partir avec sa première enfant.
Leur père les a assez aimées pour deux. Très rapidement il a éclipsé l'image de sa mère dans la tête de Leïa-Kim. Elle l'avait abandonné. Elle ne l'aimait pas. Elle ne représentait plus rien pour l'enfant. Rien du tout.
L'homme de la petite famille gagnait très bien sa vie. Il leur assurait une vie bien plus que décente. Il travaillait beaucoup, mais il était tout de même assez présent pour ses deux filles.
Un programme avait été mis en place pour Leïa-Kim. Rapidement elle appris la langue des signes et l'anglais. Elle s'entraînait durement à lire sur les lèvres. Elle n'allait pas à l'école, suivait des cours à domicile. Elle s'en sortait très bien.
Son père avait engagé un interprète, avec qui tout se passait pour le mieux.
Il y avait, entre Leïa-Kim et sa grande sœur une certaine rivalité qui ne faisait que s'accroître avec le temps. En effet, elle devait très certainement se dire que c'était à cause d'elle qu'elle avait perdu sa mère. Elle cherchait aussi constamment à la mettre en difficulté. Elle parlait trop rapidement, ou trop lentement, elle lui tournait le dos, elle n'avait pas daigné apprendre le langage des signes. Sans arrêt en compétition, alors que Leïa-Kim n'en avait rien à faire, que d'être meilleure que sa sœur dans quelque domaine que ce soit.
Leïa-Kim a huit ans, bientôt neuf. Son père a reçu une proposition d'emploi plus intéressante que le contrat qu'il a actuellement. Ils doivent déménager. En France.
◊ Paris, France.- Spoiler:
Paris. Paris c'est grand, c'est beau, c'est blindé de gens. C'est bruyant. Mais ce dernier point n'incommodait point Leïa-Kim.
Son interprète, assigné, les avait suivi. Il faisait partie de leur famille, quelque part... Et il parle le français, ce qui s'avérera de suite quasiment indispensable. Leïa-Kim a un peu de mal à apprendre cette nouvelle langue, mais elle se fait violence et la maîtrise à-présent parfaitement. La façon de signer ne change pas beaucoup et elle s'y adapte par conséquent rapidement.
Elle grandit, les choses se passent plutôt bien. Elle essuie nombre de moqueries, mais elle s'y montre hermétique. Elle est sourde, et alors ? Elle mène une vie que l'on peu qualifier de normale, si ce n'est le fait qu'elle est, presque en permanence, accompagnée de son interprète. Elle a ce qu'il lui faut, elle est aimée et heureuse. Et parfois elle se dit que ne rien entendre pourrait plutôt être une bénédiction.
Au début du lycée, elle décide de ne plus suivre de cours à domicile et de s'inscrire dans une école privée, où elle sera entourée de plein d'autres élèves. Ce n'est pas tous les jours faciles, mais elle survit. Elle se fait quelques amis. Elle devient indépendante.
Plus elle vieillie, plus elle aime tout ce qui touche à l'art. Elle est curieuse et a, indéniablement, l'esprit critique. Elle est bien tombée, Paris regorge d'œuvres d'art. Toutes plus fabuleuses les unes que les autres. Elle visite les innombrables musées, assiste à toutes les expositions, se rend dans tous les endroits connus pour avoir un quelconque rapport avec un art quelconque. Elle aime ça.
Elle suit des cours d'arts, puis elle décide de devenir galeriste.
Elle-même peut être qualifiée d'artiste. Mais, sa collection reste personnelle. Elle dessine, elle peint, elle sculpte, elle photographie,... Mais seulement pour son propre plaisir.
Leïa-Kim habite maintenant dans un appartement, seule, mais elle reste en contact avec son père adoré. Elle évite cependant sa grande sœur avec qui les choses ne se sont pas arrangées. Et avec qui elle estime n'avoir plus rien à faire.